Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 25 juin 2011

Poésie & Diplomatie

Durant l'été 2009, j'ai eu le privilège de rencontrer Wernfried Koeffler. De nos échanges est né un livre Le poète et le diplomate - Les mots et les actes paru au mois d'avril de cette année. Christiane Golési a lu ce livre et nous a fait l'amitié de nous envoyer le texte qui suit afin de nous faire partager ses impressions de lecture.

Quand un ambassadeur rencontre un poète, que se racontent-ils ? Wernfried Koeffler, ancien ambassadeur d’Autriche et Jean-Luc Pouliquen, poète et critique littéraire, explorent en un dialogue complice leur commune patrie : le territoire des mots, et une même passion : l’action sociale.
Puisque tout langage échappe à celui qui l’émet, Wernfried Koeffler, qui exerça ses fonctions sur trois continents, illustre les raisons de l’extrême vigilance qu’il faut appliquer envers le monde et envers soi-même lorsque l’on évolue dans la sphère du pouvoir. Cela permet de mieux comprendre pourquoi Henry Beyle et Alexis Leger, entre autres diplomates, écriront sous les noms de plume de Stendhal et Saint-John Perse ; et pourquoi il sera recommandé à Romain Gary, en même temps qu’il reçoit l’autorisation de publier Le Grand Vestiaire, de prendre un pseudonyme. Il faut donc changer de masque, à défaut de le tomber, ou comme Jacques de Bourbon Busset, démissionner pour se consacrer à la seule création littéraire.
C’est assurément la figure de l’écrivain-diplomate qui fascine Jean-Luc Pouliquen, pour qui exercer la diplomatie culturelle signifie favoriser la connaissance, le partage et le respect des cultures du monde. Car c’est aussi et surtout l’implication de la culture dans le social, l’humanitaire et le politique qui donne son véritable sens à la fonction du poète. Pour J.L. Pouliquen, l’artiste existe s’il s’inscrit dans l’Histoire pour en témoigner ou la façonner. Lorsque, au niveau du pouvoir décisionnaire, le véritable enjeu tient dans la confrontation du créateur et du bureaucrate, l’écrivain-diplomate n’est-il pas l’homme « idéal », l’homme à l’intersection de la culture et du politique, qui passera du mot à l’acte ? Tel Claudel, ambassadeur au Japon, qui fondera l’institut franco-japonais.
Je laisse au lecteur le soin de découvrir comment W. Koeffler a exercé l’art contrôlé de la diplomatie ; comment, de concert avec des artistes aussi immenses que généreux il a favorisé quelque approche interculturelle insolite ou œuvré pour une grande cause ; comment, dans ses missions diplomatiques, il a adopté une stratégie de combat personnelle faite de risques calculés et de coups de cœur.
Cet ouvrage, érudit dans le fond, délié et élégant dans la forme, ne serait pas complet s’il y manquait la sphère privée, le rôle de l’épouse (faut-il qu’elle soit dévouée) et des enfants qu’on ne plaint pas mais qui ne sont pas forcément les mieux lotis dans leur univers cossu.
Adolfo Pérez Esquivel, alors artiste martyr de la dictature (qui recevra par la suite le Prix Nobel de la Paix) préface cet ouvrage en rappelant l’acte « silencieux et courageux » de W. Koeffler, qui facilitant le départ de Buenos Aires de ses trois jeunes enfants, leur a ainsi sauvé la vie.


Christiane Golési


samedi 18 juin 2011

Lettre à Tristan Corbière

Lors de l'exposition des photographies de Cathy Bion, la Bretagne, Morlaix et Roscoff, patrie de Tristan Corbière, avaient été évoqués. Au mois de mai, j'ai eu l'occasion de présenter Jean-Albert Guénégan à travers un poème extrait de son dernier recueil Trois espaces de liberté. Aujourd'hui, il va rendre hommage au poète des Amours jaunes pour lequel il a pris de nombreuses initiatives ces dernières années. Il a en particulier présidé le "Comité Tristan Corbière" qui s'est occupé des célébrations du 150ème anniversaire de la naissance du poète en 1995. Par la suite, il a impulsé à titre personnel d'autres actions dont la sortie en mars dernier d'un timbre-poste à l'effigie de Tristan Corbière. A cette occasion Jean-Albert Guénégan lui a adressé publiquement une lettre que l'on pourra lire ici. Sa démarche est à saluer. "Le poète est celui qui n'oublie ni les vivants ni les morts" disait René Guy Cadou. C'est ainsi que la communauté poétique peut continuer à exister, dans cet acte de solidarité qui traverse les frontières du temps. On honore les plus anciens, on va boire à leur source et puis, plus tard, on suit son propre chemin et plus tard encore, on rencontre des plus jeunes, curieux de savoir ce que l'on peut leur transmettre, à qui l'on souhaite bon vent. Un jour, à leur tour ils se souviendront de nous. Voilà la configuration idéale. En fait elle n'est plus au goût du jour car la tendance serait plutôt à la génération spontanée, on ne veux rien savoir du passé, on s'affirme tout seul, on n'a cure des autres, seul compte son petit moi dont on n'a de cesse de faire entendre les soubresauts dans les nombreuses lectures publiques que l'on traque avec avidité. Mais voyons plutôt comment Jean-Albert Guénégan s'adresse à Tristan Corbière.



D'un poète à l'autre


Tristan, t'écrire une lettre me brûlait l'âme et les doigts depuis longtemps. D'un feu très vif au-delà du temps pour te dire que je te lis et même, te relis fréquemment. Qu'à chaque lecture, je puise dans tes vers quelque chose de nouveau, d'inexploré, d'encore plus amer, de plus fort et de plus vertigineux qui me surprend, m'interpelle, me sublime et me jaunit aussi. Mes sensations ne sont jamais les mêmes. Qu'après tout ce temps et bien que je ne puis être qu'à ma hauteur, comment être à la tienne, c'est comme si nos univers si différents se rejoignaient pour ne plus faire qu'un. Comme si ton œuvre n'ayant pas pris un cheveu blanc était à redécouvrir inlassablement, sans prudence mais avec une force et un plaisir inégalés. Que les images réductrices et martyrisées que tu donnes de toi, ce duel, ce gouffre, cette joute entre le néant et le géant, entre soi et soi, concernent chacun d'entre nous. Le temps n'a pas de prise sur tes "Rondels pour après, Gens de mer ou encore Armor" particulièrement actuels. Les jeunes d'aujourd'hui peuvent et doivent te lire. À la fois dans la vie et à côté, elle n'était pour toi qu'un échantillon. À moins que ce ne soit la vie qui fut malade. Elle n'est pas toujours à la place qu'elle devrait être. Je le crois puisque tu as écris "qu'on t'a manqué ta vie." Bien plus tard, un autre poète écrivit "Ma vie sans moi." Qu'est-ce qui pousse et raccroche ces artisans du vers, de la beauté, ces apôtres de l'âme en rut à être à la fois dans le in et le off de la vie ? Il lui arrive d'improviser et de faire des embardées cher Tristan.
Elle t'a condamné par contumace, tu lui as laissé tes détresses en forme d'amours coloriés en jaune sur fond noir. Tu es un poète total et je l'avoue humblement, peu nombreux sont les poètes qui m'ont autant exalté. Ne vois ici aucun esprit morlaisien épris de chauvinisme. Simplement te dire qu'à force de te considérer comme rien, ni beau ni bon, de te railler, de te caricaturer toujours vers le plus bas et au-delà du tolérable, tu es devenu non plus un mousse mais quelqu'un. Un Monsieur pauvre de tout et de toi-même mais riche de ton écriture si audacieuse et si novatrice. Je t'écris cette lettre tâchée de spleen baudelairien cher triste Tristan, pour te dire qu'il m'est impossible de t'oublier. Et pourquoi ? Te dire aussi que les démons ruminés au point de te ronger sont partagés par-delà les certitudes de l'humaine piste et, même si l'art ne t'a pas connu, même si tu n'as pas connu l'art, je m'incline devant ta poésie criante de talent et de vérité.

Je poste cette lettre de ta ville où tu as vu le jour s'allumer puis s'éteindre, de ta ville dont tu n'as rien dit, à croire qu'elle ne t'a inspiré que dans tes lettres, la maison Bourboulon, Le Launay et Coat-Congar. Tu la recevras sous enveloppe à ton nom, sans adresse ou alors rue du ciel, avec un beau timbre, tu te reconnaîtras.

En toute confraternité poétique, sur une des hauteurs de notre ville, en ce 4 mars 2011. Bien à toi

Jean Albert Guénégan

Complément :

- Les Amours jaunes numérisés sur Gallica

samedi 11 juin 2011

Le souffle poétique de Jacques Basse

Après nous avoir il y a peu parlé de Maurice Couquiaud, Laure Dino nous propose aujourd'hui une lecture de la poésie de Jacques Basse, présenté jusqu'alors dans ce blog pour ses portraits dédicacés. C'est un petit livre aussi léger qu’un souffle. Mais un souffle suffit, pour ranimer une vie d'un battement de cœur. La Courbe d'un souffle évoque le tracé d'une histoire d'amour, de l'espérance à la chute , qui monte jusqu'à l'apogée, puis redescend et enfin meurt... Le personnage, à l'imagination débordante, traverse des états amoureux, entre la lune de miel et le deuil qu'il poétise comme des rêveries : révélation, réflexion, éventualité, volupté, incertitude, abattement.


Hymne à la "mystérieuse inconnue", croisée sur son passage, à laquelle il offre un "bouquet de sentiments/à l'éclat éblouissant" (Révélation p.1), composé de roses, violettes, coquelicots mais aussi de " pétales d'amandier", "boutons d'or", "perles de miel"," gouttes de roses".


"Ne vous ai-je pas déjà croisée ?.../mystérieuse inconnue/vous/qui passez par hasard/vous que je ne connais pas/ que je croise/dans ce pré/désormais secret de nous/vous reverrai-je un jour..." (Éventualité p.20).


Mais qui est-elle, lui demande-t-il ? Quel est le visage de la femme, qui s'incarne dans le visage d'une femme ?


Alors, pour saisir son essence, il trace son portrait, la rendre irréelle et la toucher du doigt, la faire apparaître d'un souffle créateur. Avec peut-être même un secret désir de la peindre en fleurs. Ce mythe, cette image existe quelque part, il la reconstitue pétale après pétale, fleur après fleur, trait par trait.


"Même le souffle de votre visage/que je ne connais pas/ce n'est qu'un rêve/je le sais/mais quelque part/vous êtes". (Révélation. p. 5)


Reine, elle est femme idéale, peut-être fatale, anima de l'homme mais aussi muse et inspiratrice, de tout temps, des artistes. Une muse tour à tour sirène, miroir réfléchissant, "fée verte", "muse à la lyre/musicienne/elle est musique/là est l'enchantement." (Éventualité p.17) Ensuite la courbe redescend, son image se ternit, et elle redevient cendrillon, ange terrestre, fleur cueillie, alors le rêveur "s'abreuve de lambeaux /de plaisir /tant qu'il est temps..." (Abattement. p. 51) puis "se dit simplement qu'elle est femme/une déroute de sentiments/ " (Volupté p.31), "ange de femme/ au présent imparfait" (Incertitude p.38), "épine de rose", "pluie de pétales".


Pourtant, c'est à travers la femme où l'homme frôle le chagrin d'amour, avec la pudeur de ne pas pleurer, mais de rire et d'aimer, qu'il devient uniquement poète-dessinateur de la beauté en s'effaçant devant ses courbes infinies.

Laure Dino



- le recueil, vendu au prix de 10 €, est édité par les éditions Rafaël De Surtis, 7 rue Saint Michel - 8170 Cordes sur Ciel

samedi 4 juin 2011

Lire et relire Gaston Bachelard - III

Après Michel Capmal, c'est au tour de Marly Bulcão de nous proposer sa lecture de Gaston Bachelard. Si le précédent lecteur était poète, la lectrice d'aujourd'hui est philosophe. Elle est de plus une spécialiste de la pensée de Gaston Bachelard à qui elle a consacré plusieurs livres dans son pays qui est le Brésil. Il lui a permis une approche distanciée de la culture française et c'est ce qui donne toute son originalité à ses travaux. Grâce à la belle collection 'Ouverture philosophique' que dirige Bruno Péquignot à L'Harmattan, nous pouvons accéder à quelques uns d'entre eux en langue française, en particulier à ceux qui concernent la poétique de Gaston Bachelard. Voici de larges extraits de la préface écrite par François Dagognet pour les présenter.

Grâce à Marly Bulcão, philosophe brésilienne, l’œuvre de G. Bachelard a pu traverser l’océan et trouver au Brésil une terre d’accueil. Il nous semble que Bachelard le méritait bien, car sa philosophie effervescente s’accorde avec la vitalité brésilienne.

Les lecteurs pourraient cependant s’interroger : pourquoi un nouveau livre sur Bachelard ? N’a-t-il pas été exploré selon tous ses axes ?
Mais, nous nous proposons justement de montrer que Marly Bulcão a su renouveler le Bachelardisme, à tel point que, désormais, les futurs interprètes du philosophe ne pourront pas ignorer ce qui a été analysé et interprété.
Nous avancerons trois arguments qui devraient montrer la richesse de l’analyse ici proposée.
Première marque d’originalité : Marly Bulcão a précisé en quoi consiste l’image dans l’œuvre de G. Bachelard – Elle insistera, comme il se doit, sur l’écart entre une imagination matérielle et une imagination formelle, et surtout M. Bulcão nous montre comment et pourquoi le philosophe se détourne de la psychanalyse. Mais alors pourquoi avoir intitulé l’un de ses premiers livres La Psychanalyse du Feu. Bulcão ne s’en étonne pas, elle suit de très près l’évolution de la philosophie bachelardienne, avec ses pistes qui se succèdent ou s’entrecroisent (une présentation réticulée).
Quand la plupart des interprètes de Bachelard se situent avant le dernier texte du philosophe, Marly Bulcão s’y réfère et réussit à imposer la nouveauté de l’image « mythique » ; Bachelard s’est inspiré de Prométhée (la désobéissance) et d’Empédocle (l’anéantissement), - tous deux suscitent un complexe archaïque fécond qui libère le rêve véritable et nous engage dans une dialectique inerte.
L’autre dernier livre La flamme d’une chandelle s’est chargé d’un autre domaine, celui de la solitude et de la familiarité.
Nous voyons comment Bachelard a suivi un itinéraire sinueux ; il n’hésite pas à modifier sa marche ou sa méthode pour atteindre l’image terminale, celle que la mythologie grecque nous a léguée, celle qui nous a délivré de la reproduction ou de la simple psychologie.
Deuxième indice d’originalité : le texte qui suit devait nous expliquer les ressources et le dynamisme de « l’imagination matérielle » un terme étrange qui s’oppose à celle de « l’imagination formelle », celle qui s’arrête aux lignes et ne descend pas jusqu’à la primitivité.
Dans son Lautréamont, Bachelard table sur les actes explosifs, une sourde animalité parce qu’elle nous éloigne du visuel (l’ocularité, elle-aussi, prisonnière de la réalité sensible).
Mais Marly Bulcão va plus loin : d’abord elle nous montre comment le lautréamontisme bachelardien (à la manière du non-euclidisme de la géométrie) le conduit au non-lautréamontisme.
Elle ne recule devant aucunes difficultés, alors que bien des interprètes ne s’y arrêtent pas. Bachelard qui a récusé la causalité formelle traite des joies qu’on lui doit . Mais ce mot de formel, ici, signifie qu’on sera sensible à l’énergétique et à la violence – Seront louées les métamorphoses qui renouvellent justement la matérialité. Ainsi le philosophe n’hésite pas à prendre en compte les moindres expressions afin de les éclairer.
Tout ce qui relève de ce “ Général” nous égare. Il faut partout accepter les ruptures aussi bien celles de la poétique que celles de l’épistémologie.
Au passage, on sera sensible à l’analyse de Marly Bulcão de la “causalité formelle”. Ce dernier mot caractérise ce qui dépasse l’expérience, mais aussi tout dépassement du donné. Il convient à la fois de quitter le monde mais aussi retrouver la Matérialité profonde.
Les interprètes ne s’arrêtent pas toujours à ces explications qui éclairent le texte et ses innovations.
Troisième marque de l’originalité. Les philosophes sont bien embarrassés par un Bachelard double – à la fois théoricien de la science en mouvement mais aussi d’une œuvre poétique. Alors, faute mieux, les uns insistent sur l’unité, les autres sur la dualité, - deux réponses qui ne conviennent pas. L’unité uniformise pour définition, la dualité agrandit dangereusement ...
... Marly Bulcão s’est bien gardée d’aborder cette question – impasse, tout au plus ; lisons plutôt, ça et là, ce qui pourrait nous sauver avec originalité de cette aporie.
Bulcão accepte les deux. Pas de sectarisme ! Au contraire, elle reconnait la démarche sinueuse du philosophe qui peut passer de l’un à l’autre de ces deux pôles ; l’un peut à la fois se fondre avec l’autre et aussi s’en écarter. Nous nous demandons si le mot, utilisé ailleurs, de « pluralisme cohérent » ne conviendrait pas encore d’une possible jonction qui n’abolirait pas les différences ; elle les reconnaîtrait.
La richesse d’une philosophie veut qu’elle ne s’enferme pas dans une unité qui écrase ni n’accepte l’ éclatement qui le disperse. Ici, on a su retrouver ce qui rapproche et ce qui s’oppose.

Au total, il est clair que le livre sur Bachelard n’a pas repris la scolastique bachelardienne si alerte soit-elle, il a donné une nouvelle jeunesse à cette philosophie, et comme si le bachelardisme connu acceptait aussi – en vue de son rayonnement – quelques traces de non-bachelardisme. Ce livre de Marly Bulcão a donc travaillé, à sa manière, à l’extension des études sur Bachelard.


François Dagognet





Compléments :

- le livre sur le site de L'Harmattan

- Marly Bulcão sur Wikipédia