Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 23 février 2013

Un bout de chemin avec Philippe Blondeau - IV

Pour terminer ce mois avec Philippe Blondeau, voici quatre poèmes extraits de son dernier recueil Tri, ce long tri, dont on peut lire en quatrième de couverture : "Comme le dit assez clairement son titre, ce livre n'est pas le résultat d'un projet, mais l'aboutissement d'un tri. Il n'en a pas moins son unité et sa cohérence, ou encore, pour mieux dire, sa légitimité, celles qu'on découvre, presque étonné, quand on se retourne sur soi-même et qu'on retrouve dans un passé déjà diffus les traces prémonitoires de celui qu'on est devenu."


TRAVAUX DU POÈTE

Dans l’angle penché de l’appentis
veille la bêche qui enterra
le cadavre du jeune chien écrasé

le poète poussait du pied
le fer net dans l’humus aux vers vifs

maintenant
il s’endort en serrant dans son bras plié
le poème qu’il n’a pas écrit.

Il ne faut pas plus pour faire un destin
que ce sentiment sans redevance
comme l’amitié des bêtes
et la nuit s’étend sur les villes du monde
où de faux prophètes
brûlent froid dans l’or des bars.


CALME CALVAIRE

D’un bras comme décloué
bénissant quelques siècles de betteraves et de corbeaux
un christ
sanctifie une rue toute droite qui donne sur du vent

une canne contre une porte
signale le domaine rassurant
d’une grand-mère qui présente une clé
d’une main ferme encore

la parole est calme
comme les moutons paissant l’herbe d’un ocre pâle
qui prétend déjà à l’hiver.


CHÉLIDOINE AU JARDIN

D’une enfance de jardin triste
reste le souvenir inoubliable
des fortes tiges au lait de rouille.
Il faut vieillir pour aimer
cette grande beauté ingrate ;

mais soutenue par son haut nom grec
elle se dresse et étrangement rayonne
dans la pénombre des existences finissantes.

Pharmacie des hirondelles
grande éclaire qu’éclaircit
lucide, le passage d’une idée,
modestement elle triomphe
dans les arrière-plans que l’attention abandonne.


TEMPS DÉFAIT

Vivre c’est du temps qui manque
à se regarder vivre
il tombe sur nos épaules
du temps comme de la neige
que nous chassons de la main
et nous nous hâtons à l’envers
car le futur n’est pas notre avenir
nous demeurons
effarouchés et orgueilleux
mal lotis dans le présent
comme dans le passé
quand la seule urgence
serait de les nouer dans l’air
avant de rêver au jardin de roses
d’un presbytère vieillot que nul dieu n’interpelle.

 Philippe Blondeau.
 
Compléments :

- De ce recueil  Ivar Ch’Vavar a dit :

"Ces poèmes très justes ont juste quelque chose de faux, juste ce qu’il faut. Juste ce qui leur fait défaut, et ce qui leur fait défaut c’est juste ce qu’il faut – pour que nous puissions entrer. Le piège fonctionne d’ailleurs bizarrement, mais non, non pas bizarrement : c’est le principe même du leurre. Ces poèmes ont l’air de nous tenir en lisière : ils ne sont pas accommodants ! et la phrase même a un mouvement qui nous fait reculer... elle a une façon d’avancer... qui est toujours (je ne sais pas trop comment dire !) une démonstration de force (de force “rentrée”, d’accord). On a l’impression qu’on ne va pas faire un pas dans ces poèmes, domaine réservé ! chasse gardée ! mais, sans qu’on comprenne comment ça s’est fait, tout à coup on est gobé, oui, et on se retrouve au milieu du dispositif, au centre du “recueillement assidu des choses”, recueillement qui nous AJUSTE, nous mire, nous tient en suspens, un suspens où on sent bien (soit dit en passant !) que “le futur n’est pas notre avenir”, oh non. Dans un suspens qui est le suspens même des choses, pourtant suspendu à nous, lui-même... Les choses nous scrutent, quand ça leur prend, et attendent de nous QUELQUE CHOSE. – Bref, c’est quand même un sacré traquenard, qui nous attire en nous repoussant.."

- le livre sur le site de l'éditeur.
- Une lecture flash de Georges Cathalo.

samedi 16 février 2013

Un bout de chemin avec Philippe Blondeau - III

 "Les poèmes qui suivent ont été écrits entre 2006 et 2010, non sans peine(s) parfois, comme on pourra le deviner ici ou là. Ils font suite à un précédent livre intitulé Décimales , dont ils constituent à la fois un prolongement et un contrepoids. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un relevé d’images au sens où le langage poétique a ce pouvoir particulier de dessiner du réel non ce que l’on en voit, mais ce que l’on en comprend. Le regard, toutefois, a un peu changé : moins distant, il aspire souvent à voir les choses de l’intérieur, d’où un balancement entre le dehors et le dedans qui conduit à une structure en échos ou en résonances. Autant Décimales, forme de classement, était régulier et mesuré avec un soin presque maniaque, autant Du genre humain est volontairement bancal ou décalé, dans la forme et dans le ton." écrit l'auteur en ouverture de ce recueil.


PROVINCE FIN DE SIÈCLE

Le Santa-Cruz était en feu
des adolescents ivres couraient le long des voies
une femme avait péri sous des coups
le siècle finissait comme un poème évasif.
Place de la Mairie on brûlait les poubelles
à des milliers de kilomètres des astronautes conversaient
   avec l’infini
des couples parfaitement laids s’ébattaient
avec aigreur et discrétion dans des chambres surfaites
personne, jamais personne
ne devait se souvenir de ces quelques détails
du premier jour d’un millénaire sans franchise.

HUMANITÉ DES BÊTES

quand meurt une de nos bêtes
    son ombre
reste tassée sur un coussin
    bien en rond
nous laissant tout encombré
    de notre humanité inutile
alors seulement nous savons
    combien sont communs les ruisseaux du sang
agrémenté de cellules joyeuses ou folles
— lorsque nous mourons
    qu’advient-il de nos bêtes
qui ne reconnaissent plus notre ombre
    dressée le soir contre l’absence
comme une échelle contre un mur
et qui crient
dans un bruyant chahut d’âme
    leur fidélité vorace
à notre humanité disjointe ?

COMPLAINTE

J’aurais été dans les années soixante
un artisan honnête
plein du souci de ses outils et de son geste ;
des femmes auraient raclé du talon
les pavés d’une ruelle proche
où l’on entend des tourterelles
j’aurais dans ma journée fait métier
d’honorer la matière par les coups et les vis
j’aurais été déjà ce jeune homme
qui regarde aujourd’hui dans un monde à peine changé
le profil scrupuleux d’une adolescente aimante et sévère
aux oreilles agiles comme des ailes
— au soir dans les cafés
on aurait évoqué de mémoire
les rares automobiles de la journée.

FEMME À L’ENFANT FUTUR

Devant une mairie faiblement pavoisée
seule sur la place la jeune femme
tout soudainement existe ;
l’enfant auquel elle ne pense pas
flotte pourtant devant elle comme une bulle
aussi certain que l’avenir sans complication
marqué en beige par sa silhouette dans l’espace.

Comme si elle enjambait son ombre
elle marche vite et ferme car
elle ne plaisante pas avec sa vie
le soleil nouveau-né s’élève sans difficulté
dans le carré du jour
tout a un sens
comme si Dieu passait la tête à la portière.

La justesse d’une image
dépend du doigté de la lumière
qui nous surpasse et nous devance
tellement qu’on est heureux parfois
que d’autres vivent à notre place.

Philippe Blondeau

Complément :
- Une lecture du livre par Lucien Wasselin

samedi 9 février 2013

Un bout de chemin avec Philippe Blondeau - II

Pour commencer notre voyage dans la poésie de Philippe Blondeau, voici des poèmes extraits de son recueil Décimales paru chez un éditeur et dans une collection que nous connaissons bien. L'éditeur, c'est Cécile Odartchenko que nous avons déjà présentée dans ce blog. Quant à la collection nous en avons précédemment parlé à travers deux de ses titres :  Fagulhas do tempo/Étincelles du temps et Les objets nous racontent.


                 DIX QUESTIONS

                  Mystère des bêtes

Qui              boit ce grand bol d’ombre
  sur la pierre cambrée de notre seuil ?
Quelle bête de la nuit                  arrête
ici sa trace sauvage ?              Quel œil
accentué d’un sourcil aigu
          anime le conseil noir du jardin ?
Quel ongle apostrophe
            l’épitaphe invisible du granit ?
Qui            par chance             toujours
rôde hors du cercle fade des hommes ?

                        À l’invisible

Qui va là ?
                                                  un fantôme ?
une enfance     qui s’est absentée d’un jardin ?
une réticence suspendue comme une caresse ?
                 Notre désir ne nous ressemble pas
pas plus que nous ressemblent
les roses fragiles de l’éphémère.
Ce qui va là                 est ce qui nous poursuit
rien qu’une attente figée
                              comme une étoile de pierre

        Incertitudes de la route

Des bêtes mortes
peuplent la terre d’indécidables regrets
Sommes-nous plus qu’elles
à même d’honorer le marché du temps
                      nous que la fatigue suffit
à plier sous le désir de la terre ?
Que nous reste-t-il      sinon la distance
à rejointoyer de mots
                                 face impénétrable
où s’épuise       le jeu affolé du regard ?

                     Quel signal ?

Quel feu flambant sur une ruine lointaine
       (un tas de siècles charbonneux)
effleure de ses doigts incandescents
le clavier complexe              d’un plafond
enduit de planètes bavardes ?
Jusqu’où porte ce signal
                         épié derrière les planches
par les jours du bois mangé
– et jusqu’à quand                      si bientôt
             nul n’a souci du sens ?

                  L’étranger

Qui donc                             a investi
l’asile       que les arbres veillaient ?
Qui a privé des menaces familières
l’étranger qui vient aux carrefours ?
Qui saura déchiffrer tout cet or
gâché dans les auges de l’automne ?
     Mais nul ne vient par seul hasard
et l’église reste oubliée là
comme un sabot dans une ornière
     par un dimanche de siècle ancien

                             L’autre

Qui est-il    cet étrange garçon à cheveux longs
occupant ma place       à certain point du temps
                   juste avant que le passé commence
– après l’enfance          qui n’est pas du passé ?
Ce n’est pas moi                        Ou est-ce moi
qui étais entré par erreur                dans une vie
                              qui ne m’était pas destinée ?
Parfois encore je le rencontre
             dans quelque sous-préfecture assoupie
– et c’est moi-même,    dans son regard surpris

                 Doute du solitaire

Quel homme – voyageur de soi simplement
sortant de la nuit         comme d’une femme
et tout ruisselant de solitude définitive
sursaute    au frisson pointu d’avant l’aube ?
Quel instant raté,   quel faux pli dans le jour
avait froissé son sommeil
pour l’amener ainsi
         à questionner le visage défait du réel ?
                       – Mât couché d’un mort désir
son corps même n’en revient pas
              
                   Secret concert

D’où vient dans un sommeil d’enfant
ce grand passant aux yeux clairs
            porté par les ailes de ses pas ?
D’où vient   dans le rectangle indirect
             de la porte chavirée
 ce grand frère maladroit et confiant ?
Une chanteuse l’accompagne
                 tordant son âme détrempée
sous une voûte agenouillée
                       théâtre de muets désirs

                   Métaphysique rurale

Suis-je autre chose que cette réussite de silence
hâtive                   dans la flamme des peupliers
que la nuit blanche n’éteint pas
et qui consume mon histoire
loin de mon corps étranger
              dans ce pays de talus étirés
où je vécus
            indifférent aux bruits épars des hommes
                         et de bonne foi
comme la feuille heurtant la balance de la terre ?

                    Fenaison

Pour autant qu’une œuvre dure
est-ce plus que le balancier de la faux
dont on ignore                   s’il n’a pas
plutôt que l’herbe              coupé l’air
qui trouvait là son assise
Serviles éteules      où le jardin survit
bégaiements de l’été
                            ordre des distances
                        tant de douces erreurs
nous donneront-elles bientôt raison ?

                                    Philippe Blondeau

Compléments : 
- le site de l'éditeur
- Une lecture de Décimales par Claude Vercey
              

samedi 2 février 2013

Un bout de chemin avec Philippe Blondeau

Comme nous l'avions fait au mois de septembre dernier pour Bernard Perroy, nous allons consacrer ce mois de février à Philippe Blondeau afin cheminer avec lui dans sa poésie. Philippe Blondeau est né en 1958 à Senlis, il vit actuellement près d’Amiens. Il a écrit une dizaine de recueils de poèmes et publié entre autres dans les revues Lieux d’êtres, Le Jardin ouvrier, Rétro-Viseur, Sarrazine, Contre-allées, Pyro… Il a également dirigé ou préfacé des ouvrages sur quelques poètes amis comme Pierre et Ilse Garnier ou Ivar Ch’Vavar, et il publie irrégulièrement des notes critiques, notamment dans Diérèse. En 2005, il a créé avec Tristan Felix La Passe, une revue des langues poétiques, fondée sur la rencontre et l’échange d’écritures poétiques de toute nature. Nous avions déjà eu l'occasion de l'interroger à ce sujet. Aujourd'hui c'est sur sa propre poésie que nous lui demandons de parler.

                          

Itinéraire en 10 recueils et quelques

 
Philippe votre bibliographie compte aujourd’hui plus d’une dizaine de titres. Pourriez-nous nous dire quand et comment a commencé votre parcours dans la poésie ?

Mes débuts en poésie ne furent pas particulièrement précoces. Lycéen, j’ai dû écrire quelques poèmes pâlement baudelairiens dont j’ai tout oublié. Je me souviens, vers vingt ans, d’un recueil manuscrit – j’en tairai le mauvais titre – ,composé et réalisé avec soin, et qui a dû finir au feu, à cause de défauts qui me paraissent aujourd’hui évidents, notamment le sérieux excessif qui fait confondre l’âme et la plume. Quelques pièces ont subsisté néanmoins et trouvé place, avec d’autres, dans mon premier recueil imprimé, publié à semi-compte d’auteur en 1982, grâce à quelques soutiens amicaux. Il me semble, en repensant à cette époque, que la poésie me prenait alors beaucoup de temps, mais sans doute plus en méditations passablement stériles qu’en travail vraiment constructif car il n’en est pas resté grand chose. Bien sûr, je lisais de la poésie, surtout les poètes du vingtième siècle, mais de manière assez fragmentaire et désordonnée, et, au fond, plutôt distraite. Pour tout dire, mon parcours dans la poésie a commencé de manière essentiellement introspective, ce qui n’est pas original, mais n’est pas non plus idéal. 

Y a-t-il eu des lectures plus importantes que d’autres ainsi que des rencontres marquantes ?

Les poètes qui m’ont durablement marqué, et que je pourrais sans doute compter sur mes dix doigts, appartiennent à l’évidence à la même famille. Proche dans le temps – ce n’est pas un hasard – ils le sont aussi par une attention essentielle au réel. Je citerai en premier lieu Jean Follain dont chaque poème, miracle de sobriété, d’équilibre et d’élégance, parvient à restituer un moment du monde sans recourir à l’artifice des métaphores ; Philippe Jaccottet pour son souci de la plus grande justesse ; dans une moindre mesure peut-être Guillevic ou Jacques Réda, et quelques autres encore dont il me suffit d’ouvrir un livre pour retrouver immédiatement la même évidence durable. J’ajouterai, sur un plan plus personnel, Jacques Bertin, d’abord chanteur, mais que je tiens pour un poète remarquable.
C’est à la rencontre de Jean Le Mauve que je dois d’avoir publié mes premiers recueils et, ainsi, persisté dans la voie de la poésie. Dans un registre bien différent, l’amitié de Tristan Felix, qui devait conduire à la création de notre revue La Passe, m’a aidé à sortir de mon univers un peu feutré et à explorer d’autres pistes d’écriture.

Votre premier recueil Pour habiter le mauvais temps a été publié en 1982, le dernier Tri, ce long tri vient de paraître. Sur trente ans de parution, voyez-vous différentes périodes, des moments de rupture traduisant des recherches ou des intérêts différents ?

Plus que par des recherches ou des intérêts, qui témoigneraient d’une sorte de maturation artistique, ces trente ans que vous évoquez sont ponctués à la fois par les hasards de l’édition et l’instabilité des dispositions personnelles. Je ne considère pas la poésie comme un statut, encore moins comme une activité professionnelle. Je la tiendrais plus volontiers pour un produit du hasard, ce qui explique certains blancs, certains silences plus ou moins longs. Ces silences, bien sûr, n’échappent pas à l’emprise du temps, ce qui contribue aux changements d’atmosphère ou de tonalité, plus ou moins voulus, comme j’ai tenté de m’en expliquer en prélude du Genre humain. Ceci dit, j’ai plutôt l’impression d’une continuité entre mes premiers poèmes et les plus récents. Par ailleurs la logique des recueils n’est pas exclusivement chronologique et il arrive que des poèmes anciens reviennent dans un livre en cours, en vertu de ce principe du tri que mon dernier recueil évoque et qui est pour moi une démarche naturelle dans la composition d’un livre de poèmes.

Après avoir pris connaissance de votre bibliographie j’invite les lecteurs de ce blog à aller à la rencontre de votre poésie dans les chroniques qui vont suivre.
                 
Poésie :
Pour habiter le mauvais temps, Éditions du moulin, 1982
Mesure d’oubli, chez l’auteur, 1983
Pour le livre du témoin, L’arbre, 1986
Les Minutes de l’air, L’arbre, 1991
Exercice de l’effacement, prix colportage, Rétro-Viseur éditions, 2002
Franchises, avec Tristan Felix, L’arbre 2005
Dehors, Polder, 2006
Décimales, Editions des Vanneaux, 2008
Coup double, avec Tristan Felix, Corps puce, 2009
Du genre humain, édition hors commerce, 2012
Tri, ce long tri, Éditions Henry, collection « La main aux poètes, 2012 

Proses :      
Blâmes funèbres, Jacques André éditeur, 2012

Compléments : 
- A propos du livre Coup double.
- A propos de la revue La Passe.
- Un extrait de Blâmes funèbres.