Des hauteurs de la Provence s'envolent pensées et créations d'aujourd'hui

samedi 19 juillet 2014

Lire et relire Bachelard - VII

Dans la précédente chronique de cette série, j'ai présenté le livre que j'ai consacré aux relations de Gaston Bachelard avec la poésie et les poètes. Parmi eux se trouvait Louis Guillaume auquel ce blog a rendu hommage dès ses débuts. Par sa belle-fille Lazarine Bergeret, j'ai été amené à présenter les lettres que le philosophe avait adressé au poète breton, dans le petit livre qui avait été préparé par le regretté Yves Landrein des éditions La Part commune. Ce texte que voici, s'intitulait : Un petit traité d’émerveillement.


   La correspondance de Gaston Bachelard (1884-1962) est à ce jour, dans sa plus grande partie, encore inconnue de tous ceux qui sont attentifs à son parcours exceptionnel dans la philosophie des sciences et de l’imaginaire.
    Avec le temps, elle remonte peu à peu à la lumière, s’échappant des tiroirs, des dossiers, des archives de ses nombreux interlocuteurs, quittant ainsi la sphère privée pour devenir accessibles à tous.
    Tel est le processus qui se met en route après leur mort, autour des grandes figures de la création intellectuelle, littéraire et artistique ; une curiosité irrépressible pousse la collectivité à mieux connaître ce qui a entouré l’œuvre, en constitue son soubassement.
    Et plus les années passent, plus les documents à même de répondre à cette attente, sortent de l’ombre. Un manuscrit inédit, un journal, un article découvert dans une revue oubliée, des lettres, sont les plus sûrs  recours pour une meilleure compréhension d’un parcours.
    Les dix-huit lettres qui sont présentées dans ce livre sont une illustration assez exemplaire des relations que le philosophe a entretenues avec les poètes.
    Commencée en 1927 avec la publication d’un Essai sur la connaissance approchée, l’œuvre de Gaston Bachelard se clos en 1961 avec la parution de La Flamme d’une chandelle. Partie avec une perspective épistémologique, elle s’achève dans la poétique, voire la poésie pure.
     Entre temps, il y a eu ce qu’il est convenu d’appeler sa conversion à l’imaginaire. On a l’habitude de la situer dans les années trente et plus précisément autour de 1937 au moment de l’écriture de La Psychanalyse du feu. En fait, elle est en germes depuis longtemps et dès son retour de la première guerre mondiale, Gaston Bachelard a repris sa lecture des poètes et des écrivains.
    Ses anciens élèves du collège de Bar-sur-Aube en ont témoigné. Bachelard lui-même avouera un jour à Jean Paulhan qu’il s’est abonné à la NRF dès 1919. Roger Caillois de son côté racontera comment lors d’un congrès international à Prague en 1934, il aura fait partager au philosophe ses intérêts pour les Surréalistes et Lautréamont.
    Tout concourt pour faire grandir en lui la flamme de la poésie. Reste à trouver le biais par lequel elle pourra s’introduire dans son œuvre.
    C’est avec La Formation de l’esprit scientifique en 1937 que l’opportunité se présente. Bachelard cherche à mettre en évidence les obstacles épistémologiques qui viennent entraver la démarche rationnelle du savant. Pour prolonger son étude, il veut prendre un exemple où les forces de l’imagination s’opposent avec plus de vigueur encore à la rationalisation d’un phénomène scientifique.
    Cet exemple, c’est le feu et il s 'efforce alors de montrer la véritable fascination qu’il a exercée sur les poètes. Entrant dans les rêveries de Novalis ou d’Hoffmann, il est à son tour séduit.
    Dès lors la perspective a changé. Il ne s’agit plus de jouer la poésie contre la science mais de la considérer pour elle-même par sa capacité à glorifier les ressources toujours renouvelées de l’imagination.
    Pour Gaston Bachelard, cette imagination sera matérielle et c’est à partir des quatre éléments qu’il organisera sa recherche. Après le feu, il choisira l’eau, puis l’air, puis la terre, qui lui permettront l’écriture de livres devenus aujourd’hui des références  incontestées tant ils ont bouleversé l’approche de la poésie et de la critique littéraire.
    Il va donc désormais avancer de conserve avec les scientifiques et les poètes et produire une œuvre à double face. Celle-ci va exiger de lui une lecture toujours plus ample. Et viendra tout naturellement ce moment où elle se prolongera par la rencontre ou bien l’échange épistolaire.
    C’est ici qu’intervient sa relation avec Louis Guillaume (1907-1971) qu’il nous faut maintenant présenter. Elle commence en octobre 1951 et se terminera en 1962 avec la mort de Bachelard.
     Au moment où il prend contact avec le philosophe, ce dernier est à une charnière de sa vie. Depuis la Libération, il s’est lancé dans un nouveau cycle de réflexion épistémologique. Il a débuté avec Le Rationalisme appliqué et va s’achever avec Le Matérialisme rationnel qui paraîtra en 1953 et sera son dernier livre de philosophie des sciences. Le terme de son activité universitaire approche aussi, il donnera son dernier cours en Sorbonne le 19 janvier 1955.
    Dorénavant, il pourra accorder plus de temps aux poètes qui sont de plus en plus nombreux à le solliciter et à lui adresser leurs recueils de poésie.
    Louis Guillaume est de ceux-la, que des affinités anciennes relient à Gaston Bachelard. En 1940 déjà, la lecture de La Psychanalyse du Feu avait fortement influencé son approche de la poésie. Comme le philosophe, il a fréquenté avec assiduité les Romantiques et les Surréalistes. Plus tard, ayant appartenu à L’École de Rochefort, il a souhaité avec elle retrouver les chemins du végétal, de l’amitié et de la rêverie.  C’est à ces sources fraîches que Gaston Bachelard ira aussi s’abreuver pour écrire ses derniers livres : La Poétique de l’espace, La Poétique de la rêverie, La Flamme d’une chandelle.
    Comme le philosophe, Louis Guillaume habite Paris mais vit dans la fidélité au pays de son enfance, comme lui il consacre sa vie à l’enseignement et la pédagogie. Il est directeur d’école, cloître des Billettes, dans le quatrième arrondissement. La femme de Bachelard, trop tôt disparue, était institutrice comme Marthe Guillaume, l’épouse du poète. De nombreux fils invisibles rattachent l’un à l’autre.
    Les passerelles entre la philosophie et la poésie sont nombreuses. Il y a dans l’entourage de Louis Guillaume un de ses anciens élèves, Jacques Buge, qui est en relation avec le philosophe suisse Max Picard. Gaston Bachelard le connaît bien, il a même fait éditer son livre Le Monde du silence aux Presses Universitaires de France. Par Max Picard, Jacques Buge rencontrera Bachelard et par Jacques Buge, Louis Guillaume rencontrera à son tour le philosophe, à son domicile de la place Maubert. Ce qu’il a lui-même appelé « la chaîne d’or des amitiés » est pleinement à l’œuvre pour créer un contexte propice à l’écoute mutuelle et à l’échange en profondeur. Ces dix-huit lettres nous en donnent la trame et le contenu.
    Courent tout au long de cette correspondance, les envois que le poète fait au philosophe. Ce sont ses recueils Chaumières, Le Rivage désert, Étrange forêt, Regards simples, Ombelles, La Feuille et l’épine, La Nuit parle, Le Vent pour Mors que lui adresse Louis Guillaume. Il y a aussi son roman Hans ou les songes vécus, un poème Le feu mouillé qu’il a écrit pour Bachelard, ainsi qu’un compte-rendu d’un de ses livres.
    Par delà la courtoisie dont fait preuve le philosophe qui en accuse réception, il faut y voir plus que la gentillesse d’un homme qui ne veut pas laisser son interlocuteur dans le vide.
    Les poèmes de Louis Guillaume trouvent une résonance durable chez Gaston Bachelard. L’enfance de l’un fait écho à l’enfance de l’autre et si la Bretagne n’est pas la Champagne, elles sont néanmoins cousines et ouvrent toutes les deux vers les mêmes bonheurs cosmiques.
    La pierre, le feu, l’arbre, le vent, qui habitent les images des poèmes de Louis Guillaume sont pour le philosophe des départs de rêverie et de méditation. A deux reprises, dans La Poétique de l’espace puis dans La Flamme d’une chandelle, il y aura recours pour étayer son propos.
    On peut imaginer le plaisir qu’en retirera le poète. Être cité dans un livre d’un des plus grands esprits de la pensée française de son temps, quelle promotion !
    Il partagera ce bonheur avec quelques autres qui doivent aujourd’hui à Bachelard une postérité qu’ils n’avaient pas imaginée. Car telle est la grandeur de l’homme d’avoir ouvert ses ouvrages à tous les poètes, sans distinction de renommée, sur la seule base de la qualité d’un vers, d’une image, exprimant une variation inédite de l’âme.
    Ces lettres nous livrent ici un secret de fabrication, le philosophe lit avec un crayon à la main, il prend des notes, il retient ce qui pourra par la suite entrer dans un des ses livres.
    Mais la réciproque est aussi vraie. Bachelard le répète, quelle joie pour lui d’être aimé des poètes, quelle promotion aussi ! Dans sa hiérarchie personnelle, il les place au plus haut.
     Toutefois nous ne pouvons réduire cette relation entre le philosophe et le poète à un jeu de congratulations mutuelles. La parole de Bachelard agit aussi sur Louis Guillaume. La mise en exergue de telle image, une réflexion, une remarque, ne pourront à leur tour que travailler en profondeur et préparer de nouvelles éclosions. A Marcel Schaettel qui lui posait la question, il répondra : «  Mais il m'a fait découvrir ce que mes poèmes avaient d'élémentaire, et ce que je faisais d'instinct avant de le connaître, était concerté et voulu après. Presque toute ma poésie est placée sous le signe de la mer et du vent, de la pierre et du feu ensuite ».
    Quel privilège de pouvoir être ainsi lu et commenté par un lecteur de la qualité de Gaston Bachelard ! En des temps où l’image audiovisuelle prime sur le signe, il est difficile de mesurer ce que ce mot recouvre en ce qui le concerne. On l’a qualifié comme étant « l’homme aux livres » et il faudrait certainement à la majorité d’entre nous plusieurs vies pour lire autant d’ouvrages qu’il n’en a lus lui-même dans des domaines aussi différents que l’alchimie, la philosophie, les sciences, la psychologie et la psychanalyse, la littérature et la poésie. Et ce qui reste remarquable, c’est qu’avançant en âge, il ait gardé non seulement son appétit de lecture, mais sa capacité à s’émerveiller devant des expressions nouvelles.
    Aussi plus que la chronique d’une rencontre entre un philosophe et un poète, ces dix-huit lettres de Gaston Bachelard à Louis Guillaume sont à lire comme un petit traité d’émerveillement.
    Il nous paraît urgent de le mettre en application !
   
                                   Jean-Luc Pouliquen

Complément :
 - Le livre sur le site de l'éditeur

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